Le dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C, a mis en évidence les impacts existants et futurs du réchauffement sur les systèmes naturels et humains. Pour faire face à cela, les rédacteurs invitent les décideurs à promouvoir des politiques intégrées et à renforcer une gouvernance multi-niveaux. L’objectif de ces politiques est entre autres de permettre l’émergence des voies de décarbonisation et d’assurer entre 2040 et 2060, une émission de dioxyde de carbone égale à zéro.
Les acteurs économiques privés sont incités à prendre part à la réduction de la production de CO2 par le biais de normes dont le degré de contrainte est variable, suivant qu’il s’agit de normes obligatoires à respecter, ou d’un encouragement à adopter certains comportements. Le rôle de ces acteurs, traduit le développement de la coopération publique-privé dans la lutte contre le changement climatique.
Pour agir sur les émissions carbone des sociétés privées, il sera important de modifier leur fonctionnement interne. Leurs émissions ne seront réduites que si les logiques managériales, comptables et humaines auront intégré des objectifs de développement durables aux raisonnements économiques et financiers. En adoptant un comportement interne plus vert, l’entreprise améliorera les résultats de sa comptabilité carbone. Néanmoins, les outils d’évaluation de la comptabilisation des émissions de gaz à effet de serre (GES) doivent prendre en compte les données non-monétaires et pas seulement celles quantitatives et économiques.
À l’échelon étatique, les choix politiques auront une influence sur la méthodologie de fixation des objectifs carbone. Alors que les États se sont engagés à établir un inventaire annuel des émissions de GES à la suite la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 1992 et qu’il existe une comptabilité standardisée du GIEC, il faut améliorer les indices d’évaluation présents dans les accords climatiques.
Agir sur la structure interne des entreprises pour lutter contre le changement climatique
Le poids et l’influence des acteurs économiques privés dans la lutte contre le changement climatique ne cesse d’augmenter. Leurs missions évoluent et elles prennent davantage un rôle d’acteur social. À leur ambition lucrative, s’ajoute une prise en compte des impacts sociaux et environnementaux. La loi PACTE de 2019 est le témoignage de cette avancée. Cette loi, vient conférer un caractère législatif à ce qui s’était progressivement imposé de manière jurisprudentielle. En effet, l’article 1833 du code civil confère explicitement aux sociétés un intérêt social, et l’article 1835 du même code vient accorder la possibilité aux sociétés de devenir des sociétés à mission. Le but est « d’inclure des logiques de soutenabilité de la croissance et de durabilité du modèle d'affaires ».
Néanmoins pour mettre en œuvre les objectifs et les missions qui naissent de “leurs raisons d’être”, les sociétés doivent intégrer ces réflexions à leurs comportements. Il s’agit donc d’intervenir sur la structure organisationnelle et managériale de la société et sur les habitudes psychologiques des décideurs.
D’un point de vue organisationnel, il ne suffit pas de créer un département chargé des questions de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) dans une société. Tous les services d’une société doivent être innervés par les objectifs environnementaux et sociaux. Il est important que les choix visant à atteindre de tels objectifs, fassent l’objet de discussions horizontales entre les différentes structures d’une société.
Pour cela, il convient d’insister sur l’apport de la psychologie au contrôle de gestion, mais aussi d’investir dans la formation. Concernant le premier, l’objectif est tout d’abord de concilier la stratégie organisationnelle à la gestion d’une société et donc d’assurer une cohérence instrumentale pour que ladite société réponde aux objectifs environnementaux et sociaux qu’elle s’est donnée. Il s’agira pour se faire, de mobiliser tous les comportements humains, pour les faire converger vers la réalisation de ces stratégies. Ensuite, il est également nécessaire que cette cohérence instrumentale soit conciliable à la cohérence psychologique au sein de la société. Le risque d’instaurer un changement de sa structure peut engendrer un blocage et un refus des salariés, des nouvelles modalités de gestion. Pour y pallier, il est nécessaire qu’elle puisse se reposer sur le « sense of control » d’une personne c’est-à-dire ce qui lui est interne et qui lui permet de s’adapter et d’analyser les changements. Ainsi, les sentiments personnels et le sentiment de contrôle ont une influence sur l’adhésion d’une personne à la stratégie d’une société. Plus que ce qui précède il faut également faire appel au vécu des salariés et à leurs mondes cognitifs. Cela assurera une valorisation certes des hard skills, mais de plus en plus, des soft skills.
En revanche, pour encourager les salariés à adopter des nouveaux comportements, un investissement en formation devra être apporté. À titre d’exemple, les syndicats et Comités sociaux et économiques (CSE) des entreprises ont été intégrés, en tant que représentants du personnel, à l’accompagnement des salariés à la reconversion et la transformation des activités. De cette manière, l’intervention des représentants vise à renforcer la cohérence psychologique au sein de l’entreprise. Pour remplir ses missions, le CSE a obtenu, à la suite de la loi climat de 2021, le droit d’être informé et consulté sur les conséquences environnementales des mesures mentionnées à l’article L 2312-8 du code du travail. Cependant, leurs actions auront une résonance limitée auprès des salariés, si les membres des syndicats et des CSE ne sont pas formés à ces objectifs. Puis, implicitement, c’est la stratégie de la société qui ne pourra pas répondre de manière performante auxdits objectifs.
Ainsi, pour réussir le pari de la participation des sociétés aux activités de lutte contre le changement climatique, il faut permettre aux sociétés (et notamment aux très petites entreprises (TPE) et petites et moyennes entreprises (PME)) de remplir leurs missions RSE. Néanmoins, il faut également introduire une modification des structures internes de celles-ci par une modification de la stratégie en investissant davantage en l’humain.
Intégrer les données environnementales et sociales aux normes comptables
S’il est difficile d’estimer l’introduction des logiques environnementales dans le schéma de pensée des salariés et dans la stratégie organisationnelle d’une société, il lui est davantage possible d’évaluer sa comptabilité carbone. Le rapport « l’entreprise, objet d’intérêt collectif » en a fait une recommandation à l’attention des praticiens et des administrations. Les sociétés doivent revoir leurs modèles de comptabilité. Cependant, la performance de ces nouveaux modèles de comptabilité dépend également du fonctionnement de la gouvernance d’une société et in fine des connaissances en matière de gestion carbone d’une société.
La finalité de cette comptabilité est la mesure des émissions carbones par un modèle (la société en ce qui nous concerne). De manière macroscopique, la comptabilité carbone est un outil de pilotage visant à atteindre la neutralité carbone. La neutralité est notamment obtenue par la réduction des émissions et grâce aux systèmes de compensation des émissions résiduelles.
Néanmoins, les sources d’émissions qui doivent être prises en compte dans le bilan carbone de ces sociétés fait débat. Ces émissions ont été divisées en trois catégories de Scope. Le scope 1 concerne les GES émis directement par l’entreprise, le Scope 2 sont les émissions indirectes dont la source est énergétique et le scope 3 concernent les autres émissions indirectes. Aujourd’hui, le Scope 1 doit être pris en compte dans le bilan d’émissions de gaz à effet de serre (BEGES) des entreprises de plus de 500 salariés. Le scope 2 doit transparaître dans le BEGES des entreprises qui y sont obligées par la loi. Et aucune entreprise n’est obligée de comptabiliser les émissions du scope 3 dans son BEGES. Pourtant, les émissions indirectes telles que les transports de marchandises ou encore les déchets des activités de cette entreprise doivent être comptabilisés. De même que le scope 2 ne concerne que certaines entreprises mentionnées par la loi, une première étape serait de cibler les secteurs dont les entreprises devraient également évaluer les émissions des fournisseurs de la chaîne de valeur et/ou d’approvisionnement.
Pour cela, une méthode efficace de reporting est entre autres nécessaire. Certaines sociétés ont installé un comité dont l’un des rôles est de superviser le reporting carbone. Le reporting est central dans la réalisation de l’objectif de la neutralité carbone. Si bien que, si le terme comptabilité carbone est utilisé, l’activité principale reste celle de reporting. C’est l’article 173 de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte qui est venue modifier et inscrire dans le code de commerce, l’obligation, sous certaines conditions, de réaliser une déclaration de performance extra-financière dans le rapport de gestion.
En ce sens, la proposition de directive sur les rapports d’entreprise sur le développement durable, vient modifier le régime de la directive sur la communication d’informations non financières (NFRD) de 2014. Plus que d’harmoniser, son objectif est d’étendre le champ des sociétés qui auront l’obligation de présenter un reporting durable. Les rédacteurs ont remarqué des défaillances du marché lors de la production de ces reportings. Considérées comme des biens publics, les offres d’informations non-financières ne répondent pas aux demandes des utilisateurs, comme les investisseurs qui souhaiteraient s’orienter vers des investissements verts. Alors que le NFRD ne spécifie pas de manière détaillée les informations à divulguer, la proposition de directive se veut plus précise et réduit la marge de manœuvre des sociétés lors de la publication des informations à communiquer. Elle promeut davantage de transparence et permet ainsi d’assurer des conditions de concurrence plus équitables en exigeant des informations similaires dans les différents États. Ainsi, comme l’étude d’impact de la proposition de la directive le met en avant, les objectifs de l’Union européenne (UE) pourront être atteints en réduisant le risque que la destination de certains choix d’investissements soit tournée vers ceux qui ne tiennent pas suffisamment compte des questions de durabilité ; en s’assurant que davantage de ressources financières soient orientées vers des activités luttant contre les problèmes sociaux et environnementaux et en renforçant la responsabilité des entreprises compte tenu de leurs impacts environnementaux et sociaux. Enfin, pour réussir sa mission, la proposition de directive entend aller plus loin que la présentation de l’état non financier d’une société, en se concentrant sur le développement de méthodes comptables pouvant fournir des données environnementales pertinentes. Cette comptabilité environnementale aura pour but de quantifier les impacts d’une activité sur le capital naturel en termes monétaires.
Ces discussions au niveau européen sont prometteuses, et nécessitent d’être étendues sur la base d’une coopération avec d’autres instituts de normalisation internationaux, pour définir des objectifs communs sur une base identique.
Définir des méthodes d’évaluations communes et des objectifs ambitieux
De même que la comptabilité carbone privée, il existe plusieurs méthodes d'évaluation de la comptabilité carbone nationale et différents moyens de limiter les émissions de GES.
Face à l’importance de ces normes comptables, il est nécessaire que les méthodologies reposent sur des bases communes. En ce sens, un cadre central de système de comptabilité économique et environnemental a été adopté par la Commission statistique de l’ONU en 2012. Cet exemple témoigne de l’existence de cadres internationaux pouvant être utilisés par les États. Or les rédacteurs de ce cadre central indiquent qu’il doit s’appliquer selon « une méthode souple et modulaire de mise en œuvre au sein des systèmes statistiques nationaux (…) ». Dans cette perspective, cet outil peut être considéré comme « satellites » à la comptabilité traditionnelle dont les données principales sont financières.
Outre leur méthodologie, les objectifs des États peuvent être appréciés soit sur la base de leurs inventaires nationaux et donc sur la base de leurs émissions à l’intérieur de leur État, soit sur la base de leur empreinte carbone. Or la première méthodologie est une comptabilité territoriale qui prend en compte uniquement la production émise à l’intérieur d’un pays, tandis que la seconde évalue également la pollution liée aux produits importés. En fixant des objectifs sur la base de leurs émissions, les États délaissent une part conséquente de leurs émissions réelles. En France, en 2016, les émissions affectées aux importations représentaient 51 % de l’empreinte carbone. En tenant compte de ces émissions, l’empreinte carbone s’établissait à 666 millions de tonnes alors qu’un inventaire sans l’évaluation des émissions importées retenait une estimation de 438 millions de tonnes. Or, à titre d’exemple, l’Accord de Paris sur le climat voit le « plafonnement mondial des émissions de gaz à effet de serre » comme réponse à l’atteinte de « l’objectif de température à long terme ». Il ne faut donc plus retenir une comptabilité territoriale statique, mais réussir à l’avenir, à évaluer les émissions nationales d’un État de manière dynamique, au-delà des frontières.
Retenir une évaluation fondée sur l’empreinte plutôt que sur les émissions nationales reflètent avec davantage de justesse, les efforts qu’un État doit fournir. Néanmoins, il ne faudrait pas pour autant se limiter à une comptabilité froide. Sur la base de cette empreinte, il faut s’interroger sur la part des activités dont l’utilité sociale est importante mais qui produisent des GES. Ce sujet amène à engager une évaluation plus personnalisée de l’émission ou de l’empreinte carbone. Par exemple, une évaluation pure de l’empreinte carbone peut être une source d’injustice. Il serait contre-productif que les populations vulnérables soient les plus touchées par les politiques de lutte contre le changement climatique.
Encourager les investissements verts
Si les États ont pour mission de définir les objectifs communs pour lesquels ils s’engagent, ils accompagnent également les acteurs privés à limiter leur émission de GES. En effet, alors que la limitation de GES était prévue par le protocole de Kyoto de 1997 à travers l’élaboration d’un marché carbone, les politiques publiques actuelles prennent la forme d’incitation ou encore d’élaboration d’une standardisation visant à limiter l’émission de GES. Les États participent par ces moyens à l’élaboration d’une taxonomie financière favorable aux investissements verts.
Cette importance pour les investissements contribuant à la neutralité carbone apparaît au paragraphe 109 de la Décision de Paris faisant suite aux négociations sur le climat de 2016, et qui reconnaît la « valeur sociale, économique et environnementale des mesures d’atténuation volontaires » des émissions carbone. Par l’institution de cette valeur sociale carbone, Michel Aglietta écrivait que « la puissance publique européenne donnerait aux entrepreneurs porteurs de projets bas carbone un signal sur la valeur que la société accorde aux réductions d’émission ». En ce sens, il ne s’agit pas de sanctionner les pollueurs, mais de créer un mécanisme volontaire incitatif.
Plus encore, la référence à la valeur sociale témoigne d’un changement de paradigme qu’il est utile de pousser davantage. Nous appelions à intégrer la notion d’utilité sociale dans l’évaluation de la comptabilité nationale. Elle est également à prendre en compte dans la définition de la valeur sociale. Le but serait in fine d’établir une valeur tutélaire du carbone qui ne mobilise pas uniquement des données monétaires, mais aussi environnementales et sociales. C’est la piste de Jacques Perrin, qui propose de retenir comme valeur tutélaire non plus la « valeur sociale, économique et environnementale », mais la valeur économique sociale. Cette évolution entraînerait certes un changement de paradigme, mais pourrait s’inscrire comme une nouvelle théorie économique (ce qu’elle n’est pas encore). Au demeurant, M. Perrin, considère que ces évolutions révèlent « que la pensée économique est à la recherche d’une autre manière de formaliser ce qu’est la valeur économique et la richesse non plus pour des individus pris isolément mais pour des humains vivant en société ».
La protection de l’intérêt public européen en matière de comptabilité
La question de l’intérêt public européen se pose en ce que la comptabilité, d’une manière générale, apparaît comme un instrument de géopolitique. Par exemple, les normes comptables de l’International Financial Reporting Standards (IFRS) sont appliquées et reconnues dans la majorité des États. Cependant, en Europe, la crise financière de 2008 a conduit à une critique de ces normes car il a été considéré comme un facteur aggravant de cette crise. Bien que la notion d’intérêt public européen en matière de normes comptables figurait déjà dans un document du Conseil en 2001 à propos de la réunion du groupe droit des sociétés, cette notion a été renforcée à la suite de la crise des subprimes. Ainsi, dans son rapport de 2013 commandé par la Commission européenne, Philippe Maystadt se demandait si les normes de IFRS devaient être plus européennes et insistait sur le caractère d’intérêt public de la comptabilité. La crise financière de 2008 a donc permis un sursaut de l’intérêt public européen en matière de comptabilité et poussent la Commission et le Groupe consultatif européen sur l'information financière (EFRAG) à mener une analyse coût avantage avant d’approuver des normes de l’IFRS. L’identification de cet intérêt repose tout d’abord sur des données économiques et financières et s’intéressent à la stabilité économique et financière de l’UE et de ses entreprises. Cependant, Christopher Hossfled, Yvonne Muller-Lagarde et Lionel Zevounou, démontrent que la Commission européenne souhaite certes intégrer les aspects économiques dans les analyses d’impacts, mais demandent également à l’EFRAG d’étudier ceux environnementaux et sociaux. C’est également le cas d’une résolution du Parlement européen qui « demande à la Commission de veiller à ce que l’IFRS 17, soit, si elle est adoptée, favorable à l’intérêt général européen, notamment ses objectifs de durabilité et d’investissement à long terme, conformément à l’accord de Paris ».
Ces faits prouvent que l’UE tend à utiliser l’IFRS mais également à y apporter une touche qui lui est propre. Elle peut le faire en aval de l’élaboration des normes, mais également en amont, lors de leur définition, en influant le processus de normalisation internationale. C’est pourquoi le rôle et les ressources de l’EFRAG doivent être renforcées. À terme, il faudra s’interroger sur la réelle effectivité de l’intérêt public européen mais également sur sa capacité à défendre, sur la scène internationale, une forme de comptabilité environnementale européenne.
Il est donc primordial que la lutte contre le changement climatique et la recherche de la neutralité carbone résultent d’une coopération public-privé. Le développement de règles contraignantes permet à l'État d'engager les acteurs privés dans cette démarche notamment par des obligations de reporting. Dans le même temps, un droit souple associé à des mécanismes d’incitation participe à encourager ces acteurs à agir sur la base du volontariat. De cette manière, c’est le comportement de la société qui évolue grâce à sa nouvelle structure, mais également grâce à une nouvelle définition de ses objectifs stratégiques. Cependant, pour s’assurer de la performance des États, il est nécessaire que leurs engagements soient évalués selon une méthodologie équivalente mais surtout plus ambitieuse. Les accords internationaux tels que l’accord de Paris, doivent prendre en compte la trajectoire carbone en privilégiant des comptabilités nationales dynamiques et non plus statiques.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Iliasse Chari est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur les questions de droit économique international.