Lors de la journée consacrée au thème “Construire l'Europe de l'écologie” des Rencontres du Développement Durable, Justine Sagot, journaliste à LCI a modéré une table-ronde intitulée « Construire l’Europe de l’écologie, bâtissons la neutralité carbone » qui a rassemblé Aurélien Acquier, Professeur à ESCP, Co-directeur scientifique de la Chaire « Economie circulaire et business models durables » et Doyen associé à la durabilité, Anne-Laure de Chammard, Directrice de la stratégie d’Engie, Nicolas Furet, Secrétaire général de Citeo, Stéphane Hallaire, Directeur général de Reforest’Action, Fella Imalhayene, Déléguée générale du UN Global Compact France, et Véronique Riotton, Députée, ancienne Présidente de la commission du Développement durable et de l’Aménagement du territoire.
Atteindre la neutralité carbone ne veut pas dire mettre fin aux émissions de gaz à effet de serre - GES. Cela signifie émettre suffisamment peu de ces gaz pour que la planète soit en capacité de tous les absorber, évitant ainsi leur rejet dans l’atmosphère - facteur important du réchauffement climatique. Pour freiner de manière drastique ce réchauffement, deux solutions s’offrent à nous : agrandir les puits de carbone (forêts et océans) et/ou réduire nos émissions. Le défi est immense : un français émet 11 tonnes de CO2 par an, quantité qu’il faudrait diviser par 4 selon les scientifiques pour freiner le réchauffement climatique.
Si 196 Etats ont fait preuve de bonne volonté en signant l’Accord de Paris sur le climat en 2015, seule une vingtaine a mis en place des mesures permettant de limiter l’augmentation de la température à la surface de la Terre à 2° C d’ici 2100. On remarque d’ailleurs que parmi ces pays, aucun n’est européen, pourtant l’UE a pour objectif d’être le 1er continent neutre en carbone, en 2050. Pour suivre cette trajectoire vitale il est nécessaire d’opérer un changement de civilisation.
Les Nations, les villes, la société civile ont depuis quelques années pris conscience de l’importance du développement durable. Cela passe aussi bien par des initiatives de reforestation que par un changement radical de cap des entreprises dans leur manière de produire. L’entreprise ENGIE, par exemple, était l’un des premiers producteurs d’énergie mondial, majoritairement carbonée. En vendant 17 millions d’euros d’actifs charbonnés pour tout réinvestir dans l’efficacité énergétique et dans l’énergie renouvelable, elle a opéré un changement de business model. A titre de comparaison, ENGIE produit 17 fois plus d'énergie renouvelable que la quantité d’énergie produite en 2020 par la centrale de Fessenheim. Aussi, un quart du chiffre d’affaire du groupe provient de ses activités liées aux énergies renouvelables. La transition est ainsi possible et rentable.
De la reforestation au recyclage du plastique : deux objectifs clefs à la mise en pratique complexe
Pour freiner le réchauffement climatique, la « reforestation » est aujourd’hui une pratique sérieusement considérée. L’ONU considère qu’il faudrait planter 1000 milliards d’arbres en 10 ans, soit environ 5 % de la surface de la planète.
Au niveau de l’Union européenne, les forêts couvrent 40 % du territoire. Elles sont de véritables puits de carbone captant ainsi 11 % des émissions de l’Union. Pour autant, ces dernières sont soumises à une pression croissante du fait du changement climatique : 20 % des forêts sont touchées par des aléas biotiques (maladies, organismes problématiques) et abiotiques (aléas climatiques, pollution). L’Union internationale pour la conservation de la nature - UICN déclare d’ailleurs que 40 % des arbres en Europe sont en voie d’extinction.
S’il y a donc bien un marché de la reforestation naissant, il est trop souvent axé sur un mono-objectif de création de puits de carbone. Or la reforestation est une action délicate et technique nécessitant la prise en compte permanente de la biodiversité préexistante. Il faut choisir le terrain adéquat car une prairie, un terrain agricole ou marécageux est également un écosystème riche. Détruire un écosystème pour le remplacer par un autre n’est pas une solution pertinente et s’appuyer sur des acteurs locaux spécialisés en reforestation et biodiversité pour mener à bien des projets de reforestation est nécessaire.
Dans les espaces urbains, des solutions existent aussi, à l’image des mini-forêts du botaniste japonais Akira Miyawaki. Installées sur 300 à 500m² en ville, elles permettent une concentration de biodiversité 100 fois supérieure à celle d’une forêt classique. Par exemple, une de ces forêts a été plantée à Paris l’année dernière, et depuis des renards s’y sont installés.
Sur un autre front dans la bataille contre le réchauffement climatique, la gestion et le recyclage des déchets, notamment plastiques, est un enjeu incontournable. Si le matériau plastique a d’énormes avantages comme son poids très léger, il pose deux questions : celle de la pollution qu’il engendre, et celle de la raréfaction de sa matière première fossile. Aujourd’hui, la plupart des plastiques se recyclent bien - en France, on en collecte et recycle presque 70 % - mais certains autres ne pourront jamais l’être. Il existe des freins au recyclage, qui viennent notamment d’une absence d’harmonisation des règles de traitement des déchets, en France comme dans l’UE. Cette dernière pourtant travaille à harmoniser les méthodes de calculs de recyclage de déchets dans tous les pays européens, afin d’aider et d’aiguiller les acteurs publics comme les entreprises.
Ici encore, les pratiques diffèrent : la France, plutôt vertueuse dans le développement de sa filière recyclage, s’est fixée comme objectif le recyclage de 90 % de ses emballages ménagers en 2022 - contre 70 % en 2019. A l’inverse, certains pays européens ont choisi d’exporter leurs déchets recyclables ou d’incinérer le plastique pour le chauffage. L’Angleterre doit même importer des déchets à brûler tant son système de production de chaleur en dépend. S’il n’y a ainsi aujourd’hui pas de solution unique, développer le réemploi est indispensable, encourager le recyclage l’est aussi : en France, 51 % des particuliers trient systématiquement. In fine, le meilleur déchet reste celui que l’on ne produit pas.
La neutralité carbone, le défi du XXIème siècle des entreprises européennes
Du côté des entreprises, le défi est aussi de taille. Pour les aider dans leur transition, le Global Compact, initiative peu connue des Nations Unies née dans les années 2000 a été créée. Ce pacte propose un cadre d'engagement universel et volontaire et s’articule autour de dix principes relatifs au respect des Droits Humains, aux normes internationales du travail, à l'environnement, et à la lutte contre la corruption. Les entreprises du monde entier ont été invitées à l’adopter : 13 000 ont déjà franchi le cap dans le monde, dont 7373 sur le continent européen (Turquie et Russie incluses) et 1405 en France.
Ce pacte permet un accompagnement des entreprises dans la manière dont elles produisent, rejettent des GES, et les soutient dans la trajectoire fixée par l’Accord de Paris sur le climat. En effet, la neutralité carbone concerne tous les domaines : le social, la biodiversité, les mobilités, etc. Cet objectif est donc plus aisé à atteindre pour les grands groupes aux moyens financiers importants, que pour les plus petites structures. Le Global Compact a par conséquent pour rôle d’accompagner ces dernières.
La mise en place et le suivi des stratégies de décarbonation par les entreprises, villes et territoires est un savoir-faire de long-terme qui se monnaye. Par exemple, le gouvernement canadien a signé un contrat de 35 ans avec ENGIE visant à réduire de 25 % les pertes d’énergie, et de 30 % les émissions carbones de la région de la capitale nationale du Canada (Ottawa-Gatineau). L’enjeu n’est pas qu’écologique, mais également économique pour ces acteurs.
Le changement de paradigme en cours est profond et durable, en témoigne l’intérêt porté en la matière par les écoles de commerce, qui ont intégré l’objectif de neutralité carbone dans la modulation de leurs programmes en revoyant l’ensemble des enseignements via ce nouveau prisme.
Ce changement de paradigme est nécessaire car notre appareil économique actuel s’est construit sur le postulat que les ressources étaient infinies. Or ce n’est pas le cas, le schéma économique n’est donc plus du tout adapté à la réalité du marché. Pour résoudre cette incohérence, un marché carbone a été créé mais le prix du carbone est trop bas, ce qui, de fait, n'incite pas les industriels à réduire leurs émissions. Il n’a aujourd’hui pas permis d’atteindre ses objectifs de développement des énergies renouvelables et de réduction des émissions carbonées.
Vers l’avènement d’une économie régénérative pour atteindre la neutralité carbone
Autre signe visible de ce changement de paradigme, l’Union européenne entend favoriser une économie dite « régénérative », c'est-à-dire une économie locale qui favorise l'interaction entre les acteurs, permet de réduire l'énergie nécessaire au fonctionnement de l'écosystème, et améliore la résilience d'un territoire. L’Union européenne entend désormais accompagner les entreprises désireuses de préserver l’environnement.
Cette réflexion s’inscrit en rupture de la vision contemporaine court-termiste du profit et de l’absence de gouvernance sur le long terme des entreprises. Par exemple, afin de modifier cette habitude court-termiste et d’intégrer la transition vers la neutralité carbone dans sa gouvernance, ENGIE a inscrit dans ses statuts que sa raison d’être était d’agir pour accélérer la transition énergétique. Cela contraint l’entreprise dans les investissements qu’elle fait et dans les décisions qu’elle prend.
Cette prise de conscience des enjeux est complexe, importante et globale. Une entreprise dans sa transition vers la neutralité carbone doit repenser ses investissements, sa production, son acheminement, sa mobilité, sa consommation d’énergie. Et surtout, elle doit transmettre une nouvelle vision à ses collaborateurs et clients, car c’est un processus collectif. L’Europe, à travers cette économie régénérative, aspire ainsi à une vision holistique, et également à un retour de croissance des entreprises. Car il est désormais prouvé que la transition écologique est bonne pour la croissance des entreprises.
En s’arrêtant sur ces différents sujets - la reforestation, le recyclage, le changement de paradigme profond auquel les entreprises font face - on saisit aisément l'immensité du défi auquel l’Europe s’attaque. En outre, aujourd'hui, de grands groupes industriels comprennent les bénéfices d’une telle transition à long terme, ce qui permet de redonner une impulsion à un combat difficile à mener lorsque seuls les politiques ou les scientifiques le portent.
Cette analyse engage la parole de leur auteur et non celle des intervenants des Rencontres du Développement Durable présents lors de cette conférence.