Lors de la journée consacrée au thème “Conduire une transition juste” des Rencontres du Développement Durable s’est tenue une masterclass durant laquelle Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, a défendu l’idée selon laquelle la solidarité internationale était nécessaire - et surtout à repenser - pour faire de la lutte contre le dérèglement climatique, un combat mondial. Alors que nous soufflons la cinquième bougie de l’Accord de Paris sur le climat, dont les résultats laissent fortement à désirer, Joseph Stiglitz tire la sonnette d’alarme. Il est nécessaire de s’unir dans cette course contre la montre, sans quoi, nous courrons à notre perte. Une masterclass modérée par Thomas Friang, Directeur général de l’Institut Open Diplomacy.
Économiste et professeur à l’Université Columbia, Joseph Stiglitz est par ailleurs économiste en chef de l’Institut Roosevelt. Défenseur d’une régulation accrue pour garantir la justice sociale, Stiglitz a passé sa vie à explorer les circonstances dans lesquelles les marchés fonctionnent mal. Il se prononce en faveur d’une intervention ciblée de l’Etat pour pallier les défaillances de la « main invisible ». Lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences économiques, Joseph Stiglitz appartient au courant néo keynésien, construit en réponse à la nouvelle économie classique dans les années 1980.
Combattre les inégalités sociales pour combattre des crises mondiales
La lutte contre la pandémie doit remettre celle contre les inégalités sociales et économiques au centre du jeu. Les indicateurs d’inégalités au sein des États n’ont d’ailleurs pas attendu la pandémie actuelle pour se détériorer. Depuis les années 1980, on remarque une forte progression de la part du revenu national dévolue aux plus riches dans les pays anglo-saxons, tandis que le coefficient de Gini ne cesse de croître aux Etats-Unis. Joseph Stiglitz souligne d’ailleurs « qu’il n’a pas été facile d’intégrer les indicateurs d’inégalité au sein des ODD », du fait notamment des réticences britanniques et étatsuniennes.
En outre, le détenteur du prix Nobel d’économie insiste sur le fait que la covid-19 « n’est pas un virus de l’égalité des chances ». Les conditions de santé d’une population étant largement corrélées aux niveaux de revenu, la covid affecte davantage les populations vulnérables. Si divers mécanismes de protection sociale existent, ils ne garantissent pas nécessairement le droit à l’accès aux soins, comme c’est le cas aux Etats-Unis. Joseph Stiglitz nous le rappelle par ces mots : « aux États-Unis, le droit à l'accès aux soins de santé n’est pas reconnu comme un droit humain fondamental ».
Aux Etats-Unis, cela se vérifie à l’échelle des comtés : les comtés où l'inégalité globale des revenus est plus importante ont tendance à avoir des taux d'infection plus élevés, ce qui s'explique en partie par le fait qu'une plus grande inégalité s'accompagne de taux de pauvreté plus élevés. En outre, le taux d’infection au virus est plus élevé chez les personnes à faibles revenus, qui sont aussi les plus susceptibles de perdre leur emploi et donc, de ne pas pouvoir assumer le coût des soins nécessaires. Il s'agit d’un cercle vicieux qui renforce un peu plus les inégalités entre les classes populaires et supérieures, même au sein des pays développés. Stiglitz nous en conjure : la pandémie actuelle doit être l’occasion de réaffirmer notre combat contre les inégalités. Pour cela, repenser la solidarité internationale est nécessaire.
Repenser la solidarité internationale
En économie politique, un bien commun se définit comme un bien non exclusif, c’est-à-dire qui ne devrait exclure personne de son usage. C’est pourquoi Joseph Stiglitz déclare que « la connaissance est un bien commun » et s’oppose à ceux qui feraient du vaccin contre la Covid-19 un produit exclusif. Si cette déclaration date de septembre 2020, elle est toujours d'actualité, puisque le vaccin est aujourd’hui un moyen de pression commercial et politique. L’économiste souligne la solidarité et la coopération entre de la communauté scientifique et regrette la concurrence des États et des entreprises pharmaceutiques dans la recherche d’un traitement.
Dans une diatribe contre le régime actuel de la propriété intellectuelle, Stiglitz se fait l’écho des arguments formulés par l’économiste Kenneth Arrow, selon lequel le marché n’est apte à traiter de façon optimale la connaissance. La connaissance devrait devenir un « commun », c’est-à-dire être utilisé pour le bien-être de tous, l’adjectif « commun » renvoyant par ailleurs à une réalité partagée de tous, celle d’une pandémie mondiale.
Quelles solutions s’offrent à nous pour réaliser la solidarité mondiale ? Pour Stiglitz, « il existe certains outils importants [...] qui doivent être utilisés à l’image des droits de tirage spéciaux ». A l’origine et selon une idée de Keynes, le droit de tirage spécial - DTS vise à résorber les déséquilibres des balances de paiements, et incarne une solidarité monétaire inédite à l’échelle internationale. Les DTS offrent au FMI la possibilité de créer des titres ex nihilo afin de réguler les déséquilibres des balances de paiement. Ce dernier peut allouer ces DTS à une banque centrale donnée sans qu’elle n’ait à rembourser, ces DTS ne pouvant être utilisés uniquement par les pays qui en ont besoin, en situation de déficit de la balance des paiements. En retour, les pays en excédent sont tenus d’accepter les DTS, afin d’échanger leur monnaie contre ces DTS, rééquilibrant de fait les déséquilibres monétaires mondiaux.
En pratique, les DTS ont perdu leur essence après l’abandon de l’étalon or en 1971 et représentent aujourd’hui une part infime des réserves de change. Ainsi, l’économiste américain propose de faire des DTS un élément de solidarité internationale, pour faire face aux besoins de liquidités actuels des pays en développement. A ce titre, il se prononce en faveur d’une émission inédite de 2 trillions de dollars, actuellement en discussion au Congrès. Selon lui, « cela pourrait faire une énorme différence » et constituer « une vraie démonstration de solidarité internationale ».
5 ans après l’Accord de Paris, il est temps de faire du climat un véritable combat mondial
Au-delà de contribuer à la solidarité internationale, la dette peut jouer un rôle dans la lutte contre le changement climatique. Il est urgent, 5 ans après le G20 qui a mené à l’Accord de Paris sur le Climat, et à 10 ans de l’échéance fixé par les Objectifs de Développement Durable - ODD de l’ONU que de réelles actions soient mises en place. A ce titre et pour le détenteur du Prix Nobel d’économie, le programme Next Generation EU est un « énorme progrès ». La Commission entend lever 750 milliards d’euros de dette sur les marchés, notamment via des « obligations vertes », pour les allouer aux États membres. Outre l’objectif de soutenir financièrement ces derniers face aux conséquences de la pandémie, le programme ambitionne de tirer les leçons de la crise et d’accélérer la transition vers une économie bas-carbone.
Joseph Stiglitz voit cependant dans ce plan deux principales limites. Tout d’abord, l'émission d'obligations devrait être plus importante - c'est-à-dire que l'UE devrait davantage s'endetter. En outre, l'Union devrait privilégier les subventions plutôt que les prêts. En outre, la souplesse des critères de conditionnalité fait peser le risque de voir une partie des bénéfices alloué à des activités intensives en carbone. Ce dernier point fait d’ailleurs l’objet d’intenses arbitrages à la Commission. Les critères adoptés pourraient constituer un précédent en la matière, alors que la taxonomie européenne pour la finance durable - censée donner un cadre législatif aux investissements pour le climat - a été adoptée par le Parlement en juin dernier.
Par ailleurs, l’économiste américain plaide pour une coopération globale face au changement climatique : « nous devons coopérer même avec les pays avec lesquels nous sommes en désaccord ; nous vivons sur une seule et unique planète et nous devons lutter contre le changement climatique ». Mettre ses rancœurs politiques et déconvenues commerciales avec ses partenaires est essentiel pour parachever la lutte contre le dérèglement climatique. Nous en parlions au début de cet article, et nous y revenons : les Etats-Unis. Les Etats-Unis de Donald Trump ont montré l’exemple inverse de cela. En se retirant en 2017 de l’Accord, inédit par le nombre de pays signataires, et en officialisant ce retrait le 4 novembre 2020, quelques heures après sa défaite électorale, Donald Trump s’est illustré par un rejet total de toute forme de solidarité et de compromis. Pourtant, il respire le même air pollué que ses ennemis préférés.
La réduction des émissions anthropogéniques passe par un travail commun. A ce titre, Joseph Stiglitz souligne le fait que nous devons coopérer avec la Chine, Etat aux valeurs différentes, sans pour autant renier nos valeurs. Nous ne pouvons-nous passer de l’un des composants d’un système complexe, d’autant plus lorsque celui-ci représente près d’un quart des émissions globales de gaz à effet de serre.
Enfin, Stiglitz conclut en disant que « nous allons travailler ensemble sur le changement climatique, nous allons travailler ensemble sur les pandémies, mais nous ne resterons pas silencieux », face aux dérives des uns et des autres. En d’autres termes : pallier l’urgence, ensemble, ne signifie pas la caution, ni le consentement des pratiques des uns et des autres. Un équilibre est donc à trouver, rapidement, dans un souci de justice sociale et climatique.
Cette analyse engage la parole de son auteur et non celle des intervenants des Rencontres du Développement Durable présents lors de cette conférence.