« La nécessité d’une dimension sociale européenne s’est imposée à l’Union Européenne au cours de la dernière décennie ». Nicolas Schmit, premier Commissaire européen à l’emploi et aux droits sociaux, est convaincu que l’avenir de l’Europe se jouera dans l’arène sociale. Il a présenté, lors d’une masterclass appelée « Pour réaliser une transition juste » et modérée par Thomas Friang, Directeur général de l’Institut Open Diplomacy, la vision de l’Union Européenne et les projets à venir pour raviver le modèle social européen. Cette masterclass a eu lieu lors de la journée des Rencontres du Développement Durable consacrée au thème « Conduire une transition juste ».
Relancer l’Europe sociale est une nécessité pour la survie et le progrès de l’Union
C’est la précédente commission Juncker (2014-2019) qui a compris que sans une dimension sociale, l’Europe risquait de s’éloigner du quotidien de ses citoyens et des nouveaux défis économiques auxquels elle faisait face - au-delà des politiques commerciales ou politiques de concurrence. La réponse politique à la crise précédente n’a fait que peu de cas de cette dimension sociale. En effet, l’assainissement des comptes publics a été mené au prix de l’ajustement des niveaux de vie à la « périphérie » de l’Union Européenne, comme au Portugal ou en Espagne. Les données des comptes nationaux de ces pays sont particulièrement éloquentes : les impressionnantes reprises économiques des cinq dernières années n’ont pu empêcher la part de la rémunération des employés dans le PIB de baisser entre 2009 et 2019 : les salaires ont augmenté moins vite que l’activité économique, et leur poids dans l’économie a donc baissé en Espagne, au Portugal, et même en France.
Ceci n’a pas été sans conséquences : défiance, montée des populismes et partis eurosceptiques… Depuis dix ans, ces phénomènes prennent de l’ampleur au sein de l’Union. Le baromètre européen biannuel (eurobaromètre) fait état de la défiance vis-à-vis des institutions européennes. Entre 2007 et la première moitié de 2020, la part des sondés ayant une opinion positive de l’Union Européenne a chuté de 48% à 41%, et a atteint un minimum de 30.5% en moyenne lors de la crise de la zone euro. Chaque crise est un donc un test pour la légitimité de l’UE, et l’enjeu de la crise actuelle est crucial: préserver l’adhésion des citoyens, en les protégeant, et oeuvrant pour “une Europe sociale forte pour des transitions justes”.
Le socle européen des droits sociaux, pierre angulaire du modèle social européen
Relancer l’Europe sociale passera par l’intégration du socle Européen des droits sociaux qui regroupe vingt grands principes couvrant toutes les facettes de notre vie sociale parmi lesquelles l’éducation formation, l’égalité des genres, l’accès à un logement décent, ou encore l’accès à des soins de santé. Ces principes, l’Europe les auraient délaissés pendant la course vers la libéralisation. Cette approche devrait contribuer à l’élaboration du modèle social européen, jusqu’à présent insaisissable.
Pourtant, ce socle des droits sociaux est non contraignant, et rassemble des principes directeurs plutôt que des normes juridiques. Les compétences de l’Union Européenne en matière de politique sociale ne lui sont en effet pas exclusives - mais partagées avec les Etats membres, comme rappelé par l’article 4 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE).
Au-delà des principes, des politiques publiques concrètes
Interrogé sur la concrétisation de ces principes, M. Schmit nous rappelle que l’Europe sociale est déjà à l'œuvre, et que la commission devrait présenter l’année prochaine un plan d’action visant à mettre en œuvre le socle des droits sociaux.
Tout d’abord, les dispositifs de chômage partiel, pendant la crise Covid-19, ont fait et continuent de faire leurs preuves. Ils ont évité à l’Europe une crise de l’emploi similaire à celle des Etats-Unis et dans plusieurs pays de revenu moyens, où les protections de l’emploi sont faibles.
Quel rôle pour l’UE dans ce contexte ? Pour les Etats financièrement plus fragiles, la commission décide de créer le nouvel instrument de soutien temporaire à l'atténuation des risques de chômage en situation d'urgence (Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency - SURE). Cet instrument est conçu pour aider à protéger les emplois et les travailleurs touchés par la pandémie de coronavirus. Il fournira une assistance financière allant jusqu'à 100 milliards d'euros au total, qui prendra la forme de prêts octroyés par l'UE aux États membres à des conditions favorables. 16 Etats membres ont demandé à en bénéficier.
Ensuite, la stratégie de lutte contre la pauvreté est un objectif que l’Europe s’est fixé et qu’elle entend renforcer pour les années à venir. L’Union Européenne n’a pu atteindre la baisse massive de la pauvreté prévue par les précédentes politiques à horizon 2020. En outre, le risque de basculer dans la pauvreté est au plus haut alors que l’incertitude épidémiologique pèse sur les décisions des entreprises d’embaucher, favorise la multiplication des emplois les plus précaires, menaçant les revenus des ménages et leurs niveaux de vie.
C’est pourquoi une partie du budget européen pour les sept ans à venir se concentre sur l’inclusion et la lutte contre la pauvreté. En particulier : l’inclusion dans l’emploi par la formation, l’inclusion des enfants et meilleures politiques de garde d’enfants, les politiques de santé et d’accès aux soins… sans oublier les réformes pour réduire les inégalités par l’impôt et en garantissant à tous une égalité d’opportunité.
Au sortir d’une crise inédite, le développement ne sera durable que s’il est juste.
Sondés, les français souhaitent que la crise actuelle soit l’occasion d’accélérer la transition écologique. Tout sera mis en oeuvre pour que, d’un côté, les 750 milliards d’euros mis sur la table par la commission dans le cadre du plan européen d’une ampleur inédite, le plan Next Generation EU, et de l’autre les politiques nationales des États membres, visent à atteindre les Objectifs de Développement Durables (ODD) de l’ONU dont nous fêtons en 2020 le cinquième anniversaire.
En effet, « nous ne devons pas reconstruire ce qu’ont été nos économies du passé » selon Nicolas Schmit. 37 % des fonds du plan Next Generation EU seront destinés à des investissements pour lutter contre le changement climatique. En procédant à ces investissements, dans des domaines comme l’industrie, les transports et la mobilité, la chimie, ou encore l’agriculture, des conséquences sociales sur l’emploi se feront irrémédiablement sentir : c’est là qu’il faudra accompagner cette transformation. Il faudra simultanément renforcer le matelas de sécurité sociale pour amoindrir les conséquences de ces changements sur les revenus des ménages, et donner à chacun la possibilité de s’adapter à la transformation.
La convergence, solution pragmatique préférée à l’harmonisation
Pour Nicolas Schmit les dirigeants doivent faire preuve de pragmatisme : « l’Europe sociale, ce n’est pas forcément un salaire minimum européen, maintenant, pour tous les pays membres ». Accroître les droits sociaux via la convergence, dans l’esprit du socle européen des droits sociaux, est plus efficace et réaliste que pousser pour une harmonisation aujourd’hui trop politique et bureaucratique. « Ce n’est pas pour autant que l’on peut accepter un écart des salaires minimum des différents pays de 1 à 7. Cet écart ne peut se justifier par les écarts de productivité entre les pays » ajoute M. Nicolas Schmit.
D’ailleurs, le maître mot de cette convergence, c’est l’économie sociale de marché. Sans dialogue social fort et partenaires sociaux forts, il ne peut y avoir d’économie sociale de marché. Au niveau européen, les partenaires européens ont déjà pu peser dans la balance, en négociant par exemple une plateforme sur l’économie numérique. Aujourd’hui, les traités permettent aux partenaires sociaux de négocier des accords que la commission peut ensuite transformer en directives européennes. Au niveau national, il faut aussi encourager le partenariat social dans les pays où il n’est pas une forte tradition, comme certains pays d’Europe centrale.
Finalement, le plan Next Generation EU pose les bases d’un État providence européen dont la crise sanitaire aura démontré l’utilité. Il entrera en scène en 2021 et se verra renforcé et adapté pour mieux répondre aux nouveaux défis de l’Union Européenne : la transformation du monde du travail ou encore le vieillissement de la population.