Lors de la journée consacrée au thème “Recycler l’économie” des Rencontres du Développement Durable, Pierre-Emmanuel Saint-Esprit, Co-fondateur et Directeur général de ZACK a modéré une table ronde intitulée « Recycler l’économie, repensons nos systèmes agricoles » qui a rassemblé Arnaud Breuil, Directeur des partenariats et de la coopération du Groupe UP, Jean-Marc Callois, Délégué ministériel aux entreprises agroalimentaires au Ministère de l'agriculture et de l'alimentation, Elisabeth Claverie de Saint-Martin, Directrice générale déléguée pour la recherche et la stratégie du Cirad, et Xavier Hollandts, Professeur à KEDGE Business School.
L’agriculture coûte autant que l’industrie à notre budget carbone. Ses émissions de gaz à effet de serre - principalement dues à la consommation d’énergie, mais aussi à l’exploitation des sols, à la fermentation et à la gestion des déjections - représentent 10 % du CO2 que nous émettons. Son impact équivaut à la consommation d’énergie du secteur résidentiel. Alors pour réaliser notre transition écologique, comment activer ce levier incroyable ? Et ce faisant, comment cultiver nos terres avec un même souci de justice sociale que de responsabilité environnementale ? Pouvons-nous imaginer un modèle agricole aussi soucieux de la planète que de la santé de ses consommateurs et de la vitalité de ses producteurs ?
Agriculture et écologie : une apparente contradiction ?
Les pratiques agricoles modernes sont souvent montrées du doigt dans les débats liés à la transition écologique. S’agit-il là d’un réel enjeu, ou d’un biais médiatique lié à notre méconnaissance du secteur ? Pour Elisabeth Claverie de Saint-Martin, Directrice générale déléguée pour la recherche et la stratégie du Cirad, l’agriculture moderne pose trois questions en termes de durabilité : celle du bilan carbone, celle de la biodiversité - sauvage comme cultivée - et celle de la santé - des humains, des animaux, des plantes et des écosystèmes. La tension entre agriculture et écologie ne constitue donc pas un faux débat, puisqu’il existe de profondes lignes de fracture entre les deux.
Comment peut-on développer une agriculture ayant une empreinte écologique réduite ? La solution proposée par le Cirad est celle de l’intensification agro-écologique, c’est-à-dire la conciliation entre une nécessaire intensification des cultures, due à l’accroissement démographique mondial, et une évolution des méthodes agricoles. Elisabeth Claverie de Saint-Martin souligne que, contrairement à certaines idées reçues, cette intensification agro-écologique n’est nullement synonyme d’un retour à des pratiques archaïques : bien au contraire, il s’agit d’une agriculture de précision, faisant appel à des techniques satellitaires et numériques. Notre capacité à repenser les systèmes agricoles est ainsi étroitement liée à la révolution numérique, et à la maîtrise technique de ces processus d’intensification.
C’est notamment dans les pays du Sud que la question se pose de la manière la plus prégnante : Arnaud Breuil, Directeur des partenariats et de la coopération du Groupe UP, rappelle que leur modèle de production est aujourd’hui au coeur des débats, compte tenu de leur dynamisme démographique et de leur potentiel en matière agricole.
Quels leviers pour repenser nos systèmes agricoles ?
Xavier Hollandts, Professeur à KEDGE Business School, souligne l’importance de la dimension économique du secteur agricole et de ces mutations. En d’autres termes, l’un des principaux leviers de la réforme de nos systèmes agricoles sera la valeur ajoutée : réconcilier pratique écologique et agriculture n’est possible qu’à la condition d’une rémunération décente pour accompagner la transition agro-écologique. Il convient ainsi de sortir d’une vision manichéenne de la financiarisation de la filière agricole : les investisseurs peuvent et doivent être vus comme des alliés, puisqu’ils peuvent être l’un des principaux leviers pour accompagner les mutations de pratiques, et non un frein à ces dernières. A cet égard, l'ambition du Pacte vert européen ne met plus les différentes dimensions financières en concurrence et fait de la Politique Agricole Commune (PAC) un levier prometteur pour faire avancer la transition en matière d’agriculture.
Notre manière d’appréhender la filière agricole est un autre levier déterminant : doit-on réfléchir à l’échelle de l’agriculture dans son ensemble, ou à l’échelle de chaque culture particulière ? Si Elisabeth Claverie de Saint-Martin souligne qu’il est impératif de distinguer les spécificités propres à chaque filière, Jean-Marc Callois, Délégué ministériel aux entreprises agroalimentaires au Ministère de l'agriculture et de l'alimentation, appelle à « réconcilier les acquis de Descartes et de Lao Tseu ». Autrement dit, parce que toutes les filières s’influencent entre elles, il convient d’optimiser chaque « boîte », tout en adoptant une pensée systémique.
Repenser nos systèmes agricoles : un processus du temps long
Pour Jean-Marc Callois, les liens entre économie, écologie et agriculture convoient un certain nombre de contradictions internes. Celle du temps en est l’une des principales, puisque nous sommes partagés entre l’urgence et le temps plus long, nécessaire à l’évolution des pratiques et des mentalités - tandis qu’à l’horizon 2050, nous compterons 9 milliards d’êtres humains à nourrir. Ce temps long est donc d’abord celui de la formation et de l’investissement, notamment dans les pays du Sud. Ces processus ne peuvent évidemment être immédiats, alors même qu’ils sont indispensables à toute évolution de nos modèles.
Le temps long est aussi celui de l’évolution des pratiques et des mentalités. Ce sont ces évolutions de long cours, largement générationnelles, qui permettent de transformer l’agriculture, puisque les changements dans les comportements et les attentes des consommateurs induisent des évolutions de production. Arnaud Breuil le résume ainsi : « pendant très longtemps, nous avons raisonné de la fourche à la fourchette. Aujourd’hui, nous pensons de la fourchette à la fourche ».
Car repenser les systèmes agricoles exige bien, en premier lieu, une évolution des perceptions. Ces mutations permettent non seulement de remettre du sens dans notre consommation, mais aussi d’avancer vers la résolution d’importants problèmes écologiques. La logique « de la fourchette à la fourche » nous mène notamment à revaloriser les circuits courts, qui constituent pour Xavier Hollandts une « réinvention du commerce équitable ». La multiplicité de ces solutions très locales permet tant une réduction des émissions de CO2 qu’une augmentation de la valeur pour les agriculteurs, du fait de la suppression de nombreux intermédiaires. Ce cercle vertueux ne se décrète pas, mais se construit patiemment, entre les consommateurs et les producteurs.
Tandis que les débats sur la durabilité de l’agriculture sont longtemps demeurés restreints au Conseil européen des ministres de l’agriculture, ils sont désormais façonnés par la pression des opinions publiques, et particulièrement l’engagement de la jeunesse, y compris dans les pays en développement. Cette évolution doit nous rendre optimistes, selon Elisabeth Claverie de Saint-Martin : c’est cela qui permettra de faire système.
En un mot, que nous emprunterons à Xavier Hollandts, « l’agriculture prend du temps ». Le temps de l’agriculture, de la semence à la récolte, n’est pas celui du commentaire médiatique ou de l’émotion. Accompagner une transition exige patience et compréhension de la part de l’ensemble des acteurs de la filière, ce qui permet un réel espoir quant à notre capacité à développer une agriculture durable et suffisante.