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L’intégration du capital naturel dans l’économie de marché : un facteur clé d’une transition réussie

| Baptiste Marie-Catherine

8 décembre 2021

Le dernier rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBGES) montre une accélération des phénomènes de détérioration de la biodiversité avec plus de 14 des 18 contributions de la nature menacées. La question de sa préservation devient de plus en plus urgente. 

L‘observation des écosystèmes montrent qu’un système diversifié est un système plus résilient, il est donc important de porter un nouveau regard tant sur la nature que sur la façon de percevoir l’économie. Adopté en juillet dernier par la commission Européenne, le Green Deal porte une politique verte ambitieuse visant une neutralité carbone à l’horizon 2050. Cependant, la fuite de documents récupérés par Greenpeace sur l’ambition affichée de certains Etats d'influencer les membres du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) montrent encore le chemin à parcourir pour parvenir à une stratégie commune.  Où en est-on aujourd’hui ?

Définir le capital naturel pour dialoguer 

Selon le ministère de la transition écologique française, l’humanité présente un risque élevé de dépassement de 4 des 9 limites planétaires (soit les  seuils à ne pas dépasser en matière de protection de l'environnement).  Face à ce constat alarmant, les stratégies de lutte par la compensation (actions de restauration pour pallier la perte de milieux naturels) ne suffisent plus à combler les externalités négatives provoquées par l’économie de marché. L’atteinte de la neutralité carbone et l’arrêt de la 6e extinction ne peuvent se limiter à la création de nouvelles aires protégées.  Il est désormais urgent de restaurer la biodiversité et de tendre vers un système générateur de bienfaits pour la nature (externalités positives).

Selon une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la classe moyenne mondiale (soit 1.7 milliards de personnes), consomment à eux seuls 1,7 planète amenant ainsi des questionnements sur la viabilité de ce développement. Avec l’augmentation de la population mondiale, cette classe moyenne sera prochainement estimée à 4 milliards d’habitants en 2030.  

Il est donc impératif de se doter d’outils permettant de mesurer les impacts positifs comme négatifs de l'activité humaine sur la biodiversité. Face aux données économiques tangibles fournies par la sphère économique, la préservation de la nature se cantonne encore essentiellement à des données  de nature scientifiques et/ ou idéologiques. Il est donc difficile d’ établir des critères de comparaison pertinents entre des projets impactants et des projets non impactant pour le milieu naturel. A terme, de tels outils devront servir à mener des arbitrages dans le débat politique. 

En outre, sans l’attribution d’une valeur économique aux services rendus par la nature, il sera plus difficile d’impliquer les populations dans sa préservation. Ceci est particulièrement vrai pour certaines forêts primaires, où le manque de bénéfices économiques liés aux services rendus par la nature rend son exploitation, notamment par la déforestation, particulièrement attrayante. À l'inverse, lorsque cette dernière a une valeur intrinsèquement liée à son exploitation propre, par exemple la valeur d’un hectare de forêt monospécifique, cette dernière est généralement trop basse pour permettre sa préservation au détriment d’une activité d’exploitation destructrice. 

En identifiant les externalités, nous pouvons alors intégrer les services rendus par la Nature dans les processus économiques. Cette appropriation permettra d’une part de mesurer le prix réel des impacts fait à la nature ainsi que les bénéfices des actions mises en œuvre pour sa reconstruction. 

Chiffrer la nature ? Un enjeu sujet à controverse

La principale difficulté pour définir des indicateurs biodiversité réside dans  la complexité des impacts fait à la nature. Les pouvoirs publics doivent déterminer un indicateur ne devant être ni trop local ni trop global afin d’éviter les transferts d’impacts. Le manque d'intégration des émissions importées dans le calcul des empreintes carbones nationales en sont le parfait exemple. 

A l’inverse, le prix carbone donne une valeur « climatique » générale sans tenir compte des spécificités et des différences de biodiversité entre les milieux : une forêt primaire a intrinsèquement une plus forte valeur « biodiversité » qu’une prairie cultivée laissée en jachère. Le prix carbone instaure une notion de marché dont le corollaire sont les échanges et les spéculations. 

Une autre difficulté est la dualité entre la nécessité de trouver des nouvelles filières rentables rapidement aptes à se financer elles-mêmes et la volonté affichée de repenser le monde économique. La création de telles filières doit générer suffisamment de profit pour que  les entreprises puissent en tirer un avantage concurrentiel significatif afin de  justifier leurs investissements nécessaires.

Publié en 2020, le livre Blanc des entreprises de recyclage a annoncé  une complexification progressive des gisements liées aux développements des nanotechnologies et des matériaux composites. Cette complexification devrait aller en se renforçant au cours  des prochaines années. Ainsi la Fédération des entreprises de recyclage insiste sur la nécessaire prise en compte du coût global des  prestations de recyclage. 

Il est important que les actions économiques fassent l’objet d’une traçabilité forte pour mesurer leurs impacts sous-jacents sur la nature. C’est précisément l’enjeu de la stratégie nationale de lutte contre la déforestation menée par l'État qui vise à restaurer la fonctionnalité des forêts.

Mais d’un point de vue moral peut-on accorder un prix sur la nature ? Au niveau plus opérationnel, que faire si les outils donnent une valeur tronquée et sous-estime les gains des processus naturels ? Aurons-nous alors la capacité de recul nécessaire pour relativiser ? 

Lancé en 2016, le Global Reporting Initiative propose différents standards de mesure d’impact fait à la nature. Cette initiative regroupe les indicateurs en 4 catégories (sites industriels, impacts des activités, les produits et services sur la biodiversité, habitats et nombres d’espèces présents sur la liste rouge de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) impactés). Quelque soit la nature des indicateurs, ces derniers devront être multicritères pour répondre aux problématiques globales et interdépendantes.

Comme toute expérimentation, le déploiement du projet doit faire l’objet d’un suivi particulièrement rigoureux. Ce suivi doit être adapté au cycle du vivant quid à ce que ce dernier s’étale sur plusieurs décennies (comme c’est le cas pour les  forêts). Au niveau économique, le suivi est également un facteur important pour calculer les retours sur investissements. 

La notion de dynamique des écosystèmes est également primordiale pour voir comment les externalités seront impactées par le dérèglement climatique. A ce titre, le Marine Stewarship Council prévoit que les zones tropicales connaîtront des baisses allant jusqu'à 40 % des prises potentielles de poissons et fruits de mer d'ici 2050. Se pose alors un  problème de gouvernance car ce type de projet ne peut se régler que par l’application de règles mondiales sur le climat, les forêts et la biodiversité. En ce sens, l’Union européenne (UE) en tant que 1er marché mondiale, à la masse critique pour initier ce processus. 

Paru en septembre 2020, l’étude du réassureur Swiss Re se base sur un nouvel indice de biodiversité et des services écosystémiques. Il estime que le déclin de la biodiversité menace d'effondrement les écosystèmes d’un cinquième des pays du monde. Ce même rapport estime que 55 % de la production économique mondiale serait menacée par la perte de biodiversité.  

Le changement de paradigme imposé par les phénomènes de dérèglement climatiques et d’érosion de la biodiversité amène pour la première fois à une interrogation sur notre approche utilitariste de  la nature. 

Un réveil global sur la préservation de la biodiversité ? 

Il est maintenant primordial d’étendre les mesures incitatives de protection de la biodiversité à l’ensemble du monde économique en adoptant les bons outils de mesures pour évaluer leurs effets sur le capital naturel.

C’est tout l‘enjeu des fameuses « solution nature based », solutions basées sur la nature, qui visent à promouvoir les modes de gestion multi-usages tout en préservant et restaurant les écosystèmes naturels. Cependant, ces dernières ne bénéficient actuellement pas de politique de financement suffisamment ambitieuse pour générer leurs  émergences (elle représente seulement 1 % du budget du plan de relance européen). 

Un nouveau concept exclusivement basé sur une connaissance approfondie de  la nature émerge.   Il vise à mener des projets exploitant exclusivement les bénéfices rendus par des écosystèmes préservés, c’est l’économie régénérative. Cette dernière souhaite regrouper les enjeux socio-économiques et les différents services rendus par les écosystèmes afin de créer des systèmes intégrés et auto régénératifs. Dans ce concept, le problème inhérent à l'économie de la  concurrence est traité par des systèmes favorisant davantage la coopération plutôt que les systèmes concurrentiels. 

Au niveau des entreprises, des approches plus stratégiques se mettent en place,  et se concentrent sur les analyses de cycle de vie des produits et l’élaboration d’une réflexion globale sur les produits et les services. Par exemple, le groupe Michelin a procédé à une analyse du cycle de vie de ses pneus et a ensuite déterminé la part importante de leur utilisation dans les émissions de gaz à effet de serre. Par la suite,  l’entreprise  a mis en place des actions de sensibilisation auprès des consommateurs, notamment sur l’éco-conduite.  

Le secteur de la gestion s’interroge également avec des travaux menés sur la comptabilité environnementale. Le  chercheur Bernard Pigé propose ainsi  de voir la nature comme un amortissement à ajouter dans les bilans comptables afin d’assurer le maintien du patrimoine financier, naturel et humain mobilisé par les différentes  activités économiques.

Prévu en novembre 2021, le Sommet européen des entreprises et de la nature visera à mobiliser le monde des affaires pour préparer l’application à la sphère économique de la future stratégie de l’UE pour la biodiversité à l’horizon 2030. 

Il est maintenant temps de considérer la nature comme une source de fonctionnalité et non pas comme de simples éléments actifs. Cette approche revient à appliquer le principe de précaution. Selon ce principe, l'absence de certitudes compte tenu d’un manque de connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées. Ces mesures visent à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement  à un coût jugé acceptable par les acteurs économiques. L’application d’un tel principe au capital naturel serait un avancement significatif dans un contexte où il est encore difficile d’attribuer  une valeur économique à la nature. 

Pour initier une véritable impulsion, le secteur financier devra utiliser de nouveaux outils pour mesurer les impacts de la biodiversité des produits financiers. 

C’est tout l’enjeu du récent Groupe de travail sur les divulgations financières liées à la nature. Son but est de fournir une meilleure information qui permettra aux institutions financières et aux entreprises d'intégrer les risques et opportunités liés à la nature.En 2019, à l’occasion d’une journée de reforestation nationale, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à lancé le projet  « un souffle d’avenir ». Ce projet visait à planter plus de 11 millions de sapins. Mais selon le syndicat turc de l’agriculture et des forêts, 90 % des sapins seraient déjà morts de soif. Cet échec illustre la nécessité d’intégrer des indicateurs pertinents dans la mise en place de projets environnementaux.   

Ce fiasco démontre aussi la difficulté de retranscrire à l’échelle locale les préconisations décidées à l’échelle macro-économique. Il est donc nécessaire de partir du terrain et de penser l’aménagement de territoire dans sa globalité pour aboutir à des indicateurs intelligibles et performants. 

Dans ce lancement qu’en est-il de la France ? Fort du 2e espace maritime mondiale et détenant à elle seule 10 % de la biodiversité mondiale, la France a indéniablement un capital naturel exceptionnel et une responsabilité en matière de protection, elle est à ce titre le plus gros contributeurs de l’UICN et milite pour le développement de zones à protection fortes pour les milieux naturels.   

La grande Bretagne n’est pas en reste avec le déploiement de la 3e version du programme « Contracts for Difference », le gouvernement anglais s’est d’ailleurs doté d’un budget de près de 650 millions d’euros avec une sélection de 12 projets dont 6 projets de fermes éoliennes offshore. Le pays ayant le plus grand potentiel éolien offshore d’Europe.

Les catastrophes naturelles et sanitaires ont montré les limites du système. Il est important de se pencher sur un nouveau modèle de société basé sur les notions de résilience et de durabilité. L‘observation des écosystèmes montre qu’un système diversifié est un système plus résilient.  Il est donc important de porter un nouveau regard tant sur la nature que sur la façon de percevoir l’économie. 

Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Baptise Marie-Catherine, Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, travaille sur la biodiversité et la gouvernance africaine de l'environnement.